L’argent de la discorde

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Par Morgane.Roussel-Hemery
mercredi 9 février 2011
L'argent de la discorde
Crédit: Ryan M Shea
Crédit: Ryan M Shea

Environ 94 millions de dollars canadiens. C’est le montant transféré par des Montréalais chaque année vers Haïti. Ce chiffre représente 8 % des 931 millions de dollars reçus par la perle des Antilles annuellement. La générosité des diasporas mine-t-elle le rôle des États dans les pays défavorisés ?

Pour transférer de l’argent à des proches restés dans un pays défavorisé, il existe deux moyens principaux : les réseaux légaux, comme Western Union, et les organisations clandestines mises sur pied par des immigrants.

Chez Western Union, un préposé explique ainsi la marche à suivre. « La procédure est simple, vous venez avec la somme que vous souhaitez envoyer et le nom exact de la personne réceptrice. On vous garantit ainsi rapidité et sécurité puisque le transfert ne prend que quelques minutes vers notre filiale à Beyrouth. L’argent sera remis au membre de votre famille sur présentation d’une pièce d’identité.»

Crédit: Ryan M Shea

Réseaux lucratifs

Petit hic: La multinationale se rémunère à hauteur de 17 % de la somme envoyée. C’est pourquoi de nombreux immigrants se tournent vers des réseaux moins légaux… mais bien moins coûteux. Ceux-ci sont souvent composés d’une personne immigrée dans un pays du nord et de sa famille restée dans le pays d’origine. En reprenant l’exemple des Haïtiens, un immigrant installé à Montréal reçoit la somme à transférer et, par appel téléphonique, informe les membres de sa famille du montant et du nom du destinataire. «Le transfert se fait par les comptes en banque détenus ici et au pays par des Haïtiens, explique un jeune immigrant haïtien installé à Montréal. D’accord, c’est plus long, trois gros jours de délai, mais au moins ce n’est pas trop cher.» Il est vrai que le prix défie la concurrence des grandes institutions c omme We s t e r n U n i o n o u MoneyGram, avec seulement 4 % ou 6 % retenus sur la somme expédiée.

Confronté à ces chiffres, l’employé de Western Union rétorque que «ces réseaux sont illégaux, ce qui signifie qu’ils n’ont aucune taxe à payer, ni d’employés à rémunérer. Et puis, après tout, souhaitezvous être assuré que votre argent arrive rapidement à votre famille ou économiser un peu d’argent en prenant le risque de perdre la somme envoyée ? Les réseaux dont vous me parlez ne vous donnent pas les garant ies que Western Union vous fournit. » Certes, ces arguments sont valables, mais on observe que tout profit est bon à prendre pour Western Union. L’entreprise applique un taux de change faible entre la monnaie d’envoi et la monnaie locale. Or les réseaux familiaux proposent la réception de l’argent en devises étrangères. Les récipiendaires profitent ainsi du taux de change plus avantageux appliqué sur le marché noir.

Faut-il combattre ces réseaux?

Selon Guillermo Aureano, chargé de cours et coordonnateur de stages au Département de sciences politiques de l’Université de Montréal, «si on observe l’impact de ces transferts d’un point de vue local, on comprend qu’ils sont un soutien financier au quotidien des populations du Sud».

En effet, le Centre d’analyse stratégique (CAS), un organisme d’étude français, affirme que ces transferts ont un impact négatif sur le pays hôte parce qu’ils ne favorisent pas le développement du pays. Dans la majorité des cas, cet argent ne couvre que des dépenses de consomma t ions di r e c t e s (nourriture, facture, frais médicaux) et n’a donc pas un véritable impact sur l’économie nationale. Le CAS propose donc « d’éduquer à l’épargne » les populations des pays sous-développés afin de transformer ces envois en investissements directs dans le pays.

L’impossibilité de chiffrer les transactions réalisées par ces réseaux informels empêche un État d’estimer le montant des flux financiers entrant sur son territoire. Il devient alors spectateur d’une économie dépendante de celle des pays du Nord. C’est en cela que les plus pessimistes considèrent ces transferts monétaires comme une perte de souveraineté. Cependant, dans ces pays où le peu de ressources suffit à couvrir les besoins vitaux, l’épargne est totalement absente des esprits. L’idée de l’épargne, après tout, est un problème de riche.