La perte d’un invisible

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Par Jasmine Jolin
lundi 3 mars 2014
La perte d’un invisible
crédit photo : Laurence Cymet certains droits réservés
crédit photo : Laurence Cymet certains droits réservés

À chaque numéro, Quartier Libre offre la chance à l’un de ses journalistes d’écrire une nouvelle de 500 mots sur un thème imposé. le thème de ce numéro est: itinérant

C’était un mardi.

Peu matinale, Marie s’imposait une routine de militaire dès son réveil pour ne pas devoir courir afin d’arriver à l’heure au travail. Se lever, prendre une douche, s’habiller, nourrir le chat, nourrir Thomas, pousser Thomas vers la douche en lui rappelant qu’une salle de bain, ça ne sert pas qu’à ranger les serviettes… Que disait-on, déjà ? Ah oui : « Après la passion, l’abandon. »

À la fin de ce rituel suivi à la lettre, Marie embrassait Thomas et partait rapidement. Malgré toute sa bonne volonté, la jeune femme pouvait oublier toute possibilité d’un jour s’enrôler dans l’armée : elle n’arrivait tout simplement pas à suivre un horaire. C’est donc en descendant les marches quatre à quatre qu’elle s’engouffrait quotidiennement dans le métro.

Chaque matin, elle descendait à la station Côte-des-Neiges, s’achetait quelques fois un mauvais café au dépanneur souterrain et faisait la ligne pour emprunter l’escalier roulant afin de retourner à l’air libre et de se rendre à son boulot. Chaque matin, il était là, au pied de l’escalier. Immobile, ses doigts entortillés tenant fermement sa casquette, l’iti – nérant demandait la charité. Le passage du temps avait laissé sa marque sur lui. Avec ses cheveux longs et noirs attachés par un cordon et sa veste de cuir, l’homme aurait pu passer pour un dur à cuire, si ce n’était de ses yeux vides, de son regard vitreux qui semblait se détourner du présent pour s’attarder à un passé inconnu. Ou à l’avenir, Marie ne pouvait le savoir.

« Avez-vous trente sous ? », lui demandait-il de sa voix faible. Parfois, elle donnait. Mais pas ce mardi. Fidèle à son habitude, Marie alla ce jour-là devant l’escalier mécanique et tourna machinalement la tête vers la place du mendiant. Sa casquette et lui n’étaient pas là. Sans comprendre pourquoi, la jeune femme sentit un inconfort s’installer en elle. Pourquoi n’était-il pas à son poste aujourd’hui ? Pire encore : pourquoi lui accordait-elle autant d’importance ?

Arrivée en haut de l’escalier, elle vit un autre habitué de la station. Très agité, une tuque calée sur sa tête, il semblait vivre un délire perpétuel. Dans le but de se débarrasser de son inconfort le plus rapidement possible, elle lui demanda s’il connaissait la raison de l’absence de son compatriote. Sous des airs de confident, l’énervé s’approcha de la femme.

– C’est Dieu qui est venu le chercher, je te dis. C’est Jésus qui est descendu du ciel, pis qui est allé voir les policiers pour leur demander d’aller le ramasser pour lui.

Interloquée par cette déclaration, Marie sortit rapidement du métro et se rendit au travail. Le soir venu, lovée sur le canapé avec Thomas, elle lui raconta la disparition de l’itinérant en omettant bien de lui relater sa courte conversation avec le sans-abri délirant. Avec désinvolture, Thomas dit :

– Tant mieux, cela en fait un de moins. Ces gens-là vivent aux crochets de la société, ils font peur à nos enfants. Si j’étais maire de Montréal, cela ferait longtemps que je les aurais fait disparaître.

Le lendemain, en franchissant les tourniquets du métro, elle aperçut un jeune homme blond à la place du disparu. Et elle se surprit à se demander combien de temps le Tout- Puissant ou ses policiers mettraient avant de le « ramasser ».