Fiction : L’éternelle « d’origine »

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Par Élom Defly
mardi 4 septembre 2012
Fiction : L'éternelle « d'origine »
Crédit : Pierre Chantelois
Crédit : Pierre Chantelois

L’automne s’amenait déjà à coups de vent et de feuilles mortes. Vous connaissez la rengaine que Mère Nature nous chante à cette période de l’année. Les feuilles jaunissent et tombent des arbres. Les soleils s’orangissent et les ciels vespéraux plus blafards que de coutume, plus tôt, se noircissent.

À l’arrêt d’autobus où je me trouvais, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai crié très fort… en mon for intérieur : «Hé, la Vieille ! On la connaît ta chanson, essaie de changer de répertoire ». « Et les changements climatiques ?» m’a susurré en plein vol une colonie de déchets alimentaires qui, poussée par le vent, s’est aussitôt abattue sur l’asphalte. J’ai levé les yeux vers le ciel une deuxième fois et j’ai cligné de l’oeil pour dire à la Vieille : «Bon point ! Bon point!»

Oui, oui, il m’arrive souvent de déblatérer de telles inepties en attendant un autobus de la STM. Celui-ci d’ailleurs était en retard, très en retard. D’une quinzaine de minutes environ. J’attendais. Trois minutes s’étaient encore écoulées, j’attendais toujours. Et comme cela devait arriver, j’ai pété un câble. Une coche. J’ai juré, piaffé, pesté même. J’ai fait tout un honneur à ma québécité : j’ai chialé.

Pendant que je m’adonnais à ces simagrées, mes sortes de simagrées, j’ai été saisi par l’attitude particulière d’une dame avec qui j’attendais l’autobus. Elle était calme. Ben voyons donc ! Comment pouvait-elle être calme ? Elle souriait avec une certaine suffisance qui m’arracha un « câline de bine ! » Elle s’était drapée dans un simple sari multicolore et portait un point rouge au milieu du front. Elle pouvait être Indienne, Pakistanaise ou Sri Lankaise. J’ai décidé qu’elle serait Sri Lankaise. En miniature, elle aurait pu ressembler à ces figurines bouddhiques qui font la fierté de quelques brocanteurs du Marché aux puces Jean-Talon.

Devant mon désarroi, elle m’a dans un français impeccable que le 160 ne faisait qu’à sa tête. «Tantôt il vient plus tôt, tantôt plus tard. Des fois, il passe son tour, carrément», m’a-telle confié. « Avez-vous déjà porté plainte ?» lui ai-je demandé. «Non Monsieur, je suis une “d’origine” », m’a-t-elle répondu.

« J e suis une “d’origine ” ». Longtemps, je me suis remémoré cette phrase sans en saisir le sens.

Un jour j’ai compris.

J’ai compris que ces femmes et ces hommes venus d’ailleurs, malgré leur carte de citoyenneté ou de résidence permanente, ne se sont jamais sentis à leur place. Comme si le moindre faux pas pouvait les éloigner du paradis.

Ne jamais réclamer. Avoir peur du changement. Fuir le passé. S’excuser de vivre. Telles sont les devises qui guident leur vie. Tout faire pour ne pas être renvoyés d’où ils viennent. Ne pas repartir, ne surtout pas repartir.

Je l’imagine, cette Sri Lankaise, en 2004, dans les eaux glacées de l’océan Indien en furie. Je l’imagine couchée sur une plage, ventre contre terre, chantant sur ses lèvres dépigmentées l’ultime requiem pour ses morts en décomposition. Enfin, je l’imagine cachée dans un terrier, observant, le coeur ensanglanté, la fureur des Tigres s’écraser contre l’armée cinghalaise.

Aujourd’hui encore je la vois monter dans cet autobus en retard d’une vingtaine de minutes et je me dis que peut-être le 160 ne sera jamais à l’heure, mais batinse que cette femme a de la chance de pouvoir observer les feuilles des arbres jaunir, les soleils s’orangir et les ciels vespéraux se noircir !