Alors que les auditions de la Commission Charbonneau continuent de révéler l’ampleur du phénomène de corruption dans le secteur des travaux publics au Québec, la question de la corruption est paradoxalement peu étudiée par la recherche universitaire québécoise.
Le sujet de la corruption au Québec revient régulièrement à la une des journaux depuis les années 1970, mais peu souvent dans les revues universitaires. Alors les chercheurs québécois étudient- ils suffisamment cette question ? Non, répondent unanimement les universitaires interrogés. « Personne ne travaille là-dessus », affirme le chercheur spécialisé en finances publiques locales à l’Institut de la recherche nationale scientifique (INRS), Pierre J. Hamel.
Un constat que partage le chercheur et directeur adjoint du Centre international de criminologie comparée de l’UdeM, Carlo Morselli. « Une société moderne comme le Québec devrait avoir des spécialistes de la corruption, mais on ne les a pas», souligne celui qui regrette que le fait que trop peu de chercheurs travaillent sur le thème du crime organisé au Québec.
Si les chercheurs publient peu de travaux en lien avec sur la corruption au Québec, ils se montrent plus prolifiques en ce qui concerne la situation dans les pays du Sud. «Il est plus facile d’étudier la corruption en Afrique, admet M. Hamel. Reconnaître chez soi un problème de corruption est rare, c’est comme une presbytie. On voit mieux ce qui cloche chez le voisin.» La recherche sur la corruption ne relève pas d’un domaine particulier, mais pourtant, aucune discipline n’en a fait un thème de prédilection.
« Ce n’est pas un sujet très prisé des sciences politiques, sauf lorsqu’il s’agit d’étudier le clientélisme, ni des économistes, qui la voient comme une imperfection du marché gênante, ni de la sociologie politique, qui est peu développée, explique M. Hamel. Quant à la sociologie de l’État, elle ne va s’y intéresser que par le biais de la question des monopoles publics. » «C’est un thème sous-étudié par les philosophes politiques québécois, regrette le professeur de philosophie et membre du Centre de recherche en éthique de l ’UdeM, Christian Nadeau. Il pourrait y avoir beaucoup de travaux sur cette question, mais elle est encore trop concrète pour beaucoup de mes collègues. Je pense que l’on a tort.»
Créativité et imagination
La question de la corruption constitue un objet d’étude difficile. «Il existe peu de données empiriques. C’est un phénomène caché » explique Marcelin Joanis, le professeur en économie à l’Université Sherbrooke et auteur d’une étude sur la collusion dans les marchés publics en construction. Or, « pour être publié, il faut faire ce qu’on appelle de la “bonne recherche”, c’est-à-dire de la recherche incluant des statistiques », précise M. Hamel.
«C’est compliqué de travailler sur la corruption, reconnaît M. Morselli. Cela demande de la créativité et de l’imagination ». Pour M. Hamel, étudier la corruption, c’est effectuer un travail d’enquête difficile et de longue haleine. «On ne peut pas s’installer devant un café italien pour faire remplir des questionnaires, explique-t-il. Il faut aller parler aux gens autour d’un café ou d’une bière et donc être prêt à perdre du temps.» Une démarche compliquée par les exigences de la Commission éthique de la recherche, qui requiert que les personnes interrogées dans la rue remplissent un formulaire de consentement pour participer à des recherches. «On est comme le chasseur qui avertit ses proies qu’il a un fusil mais qui dit : “faites comme si je n’étais pas là”», s’indigne celui qui a dû fouiller pour effectuer au début des années 1990 une sa recherche sur des cols bleus luttant contre les pratiques de collusion à Hull, entre 1968 et 1984 .
Mais si les chercheurs préfèrent s’attaquer à des questions autres que la corruption, c’est également pour des raisons plus pragmatiques. «Les cadres institutionnels étant différents d’une province à une autre, une expertise en corruption va être peu transférable, raconte la professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, Danielle Pilette. Les chercheurs veulent développer une expertise transférable pour pouvoir être mobiles professionnellement.»
Espoir
Les révélations de la Commission Charbonneau offrent une opportunité de voir la recherche québécoise sur la corruption se développer.« On peut penser que les travaux de la Commission vont générer des données qui vont permettre de faire avancer des recherches universitaires», estime M. Joanis.
M. Morselli croit aussi que plus de chercheurs vont désormais s’intéresser à la question. «On travaille à l’envers, on attend que le problème se pose alors que le problème de la corruption nécessite une surveillance constante. Si on laisse aller, elle se réinstalle» dénonce-t-il. Il ne souhaite pas pour autant voir affluer des chercheurs voulant certes étudier la corruption mais de manière partielle. «Je préfère avoir un bon étudiant qui va effectuer un travail en profondeur et devenir un expert.» Mais susciter l’intérêt des chercheurs ne suffit pas. Pour M. Joanis, «il faudrait plus de financement en matière de recherche de la part du gouvernement québécois» .
Cependant, la recherche seule ne permettra pas de résoudre le problème de corruption selon M. Hamel «On a tendance à surestimer l’influence de la recherche, précise-il. Tant qu’un mouvement politique organisé ne prendra pas les choses en main, cela ne changera pas. La question de la gratuité scolaire a été étudiée depuis longtemps, mais ce n’est qu’au printemps qu’elle a fait l’objet d’un vrai débat.»