Cités sans fin

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Par Ariane Lelarge Emiroglou
mercredi 9 février 2011
Cités sans fin

«Bientôt, il ne restera plus à la surface de la Terre que des îles de production agricole et des déserts de béton », disait le célèbre sociologue et philosophe Henri Lefebvre. L’explosion démographique est le nouveau fléau des villes. D’ici 50 ans, la formation d’immenses agglomérations pourrait bouleverser le fragile équilibre entre l’être humain et son habitat.

Les villes ne sont plus ce qu’elles étaient. Plus denses que jamais, elles grossissent à pleine vitesse jusqu’à former de spectaculaires conurbations humaines. Au Brésil, Rio de Janeiro et São Paulo ne font plus qu’un, concentrant quelque 45 millions d’habitants ; en Afrique de l’Ouest, villes et bourgades s’amassent le long d’un couloir de 600 km, faisant le pont entre le Ghana et le Nigéria, en passant par le Togo et le Bénin. Mégapoles démesurées ou corridors sans fin, cela fait énormément d’êtres humains pour de trop petits territoires. Désormais dépassées par la mondialisation, les sociétés humaines doivent s’attaquer à de vastes casse-têtes urbanistiques, sociaux et environnementaux.

La population mondiale a franchi un cap crucial

Depuis 2007, la majorité des êtres humains vit en ville plutôt qu’à la campagne. C’est une première dans l’histoire de l’humanité. Le processus va en s’accélérant: d’ici 2030, 60 % de la population mondiale vivront dans les villes, une proportion qui atteindra les 70 % en 2050, selon un récent rapport de l’UNHABITAT, l’organisme de l’ONU qui étudie le développement des villes. Autrement dit, une nouvelle Barcelone apparaît tous les dix jours. Puisque les villes ne poussent pas comme des champignons, les anciennes s’étendent.

Les mégapoles, qui regroupent déjà plus de dix millions d’habitants, accueilleront l’essentiel des nouveaux arrivants. À l’heure actuelle, ces 22 pôles urbains démesurés forment la constellation de l’espace économique mondialisé. On en attend 30 en tout d’ici quinze ans. Ils fleurissent surtout en Afrique, en Asie et, dans une moindre mesure, en Amérique latine, soutient le State of the World’s Cities 2008/2009, publié par l’UNHABITAT.

À chacun son ghetto

«Les 40 plus grands pôles urbains ne s’étalent que sur une petite proportion de l’espace habitable de notre planète, tout en générant plus de 60 % de l’activité économique mondiale et environ 85 % de la recherche scientifique et technologique», explique Eduardo López Moreno, coauteur du rapport.

Des richesses colossales produites par une masse de main-d’oeuvre dans un contexte de croissance démographique effrénée. Cela fait autant de personnes issues de classes sociales différentes, d’origines variées, qui ont besoin d’un logement. La confrontation entre le ghetto pour riches et le bidonville est inévitable. À Tokyo, des étendues de maisons basses sont surplombées par les hautes tours d’affaires entourant le Palais Impérial. En marge de cet imposant centre décisionnel poussent de grands édifices dédiés aux divertissements de toutes sortes qui accentuent l’effet de verticalité vertigineuse propre au centre tokyoïte.

« Plus la ville s’étend, plus les rapports sociaux s’y dégradent », affirmait Henri Lefebvre.

Les individus voient aussi leur identité traditionnelle bouleversée. À Mumbai, en Inde, les tensions sociales déterminent la structure communautariste de la ville. Les divers quartiers sont divisés selon le statut socio-économique, mais aussi en fonction de la religion (hindouisme, islam, christianisme, etc.) ou de la langue (le marâthî, l’hindi, le gujarâtî et l’anglais). Ces divisions débouchent souvent sur le conflit, voire la violence. «Plus qu’un simple problème de logistique, c’est un défi de solidarité qui attend les populations», explique Jean-Marc Fontan, professeur de sociologie à l’UQAM.

En Chine, plus de huit millions de paysans quittent la campagne chaque année pour rechercher un emploi dans une grande ville telle que Shanghai. Le PNB par habitant y est estimé à 4 500 $ US, contre seulement 350 $ US dans l’ensemble du pays.

Les autorités et le fric

Dépassées par le sentiment d’urgence, les grandes mégalopoles croulent déjà sous le poids d’une demande de consommation soudaine et démesurée : moyens de transport aptes à déplacer des millions de travailleurs, système de gestion d’ordures en quantité massive, écoles accessibles aux riches comme aux pauvres, services de santé et de sécurité pouvant remédier aux problèmes sanitaires accrus par la densité de population extrême. Sans oublier l’essentiel: eau et nourriture. L’Afrique subsaharienne connaît actuellement une grave crise de l’eau, qui touche aussi bien sa distribution courante que sa qualité. À Dakar, au Sénégal, seulement 30 % de la population ont accès à l’eau potable.

«Chaque ville se développera à sa façon. L’important reste à savoir si la croissance économique de chacune d’elle sera capable – ou pas – d’alimenter les caisses publiques», dit Jacques Fisette, professeur titulaire à l’Institut d’urbanisme de l’UdeM. État d’urgence oblige, les autorités réfléchissent déjà à de nouvelles solutions de financement, comme des partenariats mixtes conciliant l’intérêt public au capital privé et à son savoir faire.

«À chaque ville correspond un secteur économique dominant, et ça se traduit dans l’espace. À Tokyo, les hautes tours poussent en grand nombre, parce que les services et l’industrie de pointe y sont très actifs. Ce n’est pas le cas de Lagos, au Nigéria, où les activités portuaires et pétrolières nécessitent d’autres types de constructions, tels que ponts ou îlots urbains», ajoute M. Fisette.

Quand la nature meurt à petit feu

Les environnementalistes voient les choses d’un autre oeil. Le climatologue James Hansen parle d’« anthropocène » – terme qu’il a inventé pour illustrer la force écologique que l’Homme est devenu depuis la Révolution industrielle. Par exemple, le boom de l’industrie automobile et le recours massif aux centrales électriques au charbon font de la Chine le plus grand pollueur mondial. Le tiers de ses villes, couramment recouvertes de smog, dépassent les standards minimums de la qualité de l’air.

L’heure est maintenant à la réflexion sur les conditions de production des grandes villes, et en particulier sur l’appropriation citoyenne. Est-il possible de désengorger les centres en favorisant la création de petites et moyennes entités urbaines ? L’État doit-il intervenir pour tempérer les ardeurs des industries et des entrepreneurs avides de constructions artificielles plaquées sur la nature? L’individu peutil agir par le biais de forums citoyens ou d’organismes communautaires ?

Car, selon toute logique – du moins historique –, la grande ville est devenue l’habitat naturel de l’Homme, tout en incarnant son prédateur. Une grande contradiction, qui représente un défi majeur du XXIe siècle.