Les bottes – Deuxième partie

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Par Sarah Desrosiers
vendredi 30 janvier 2015
Les bottes - Deuxième partie
(Crédit photo : flikr.com/reob)
(Crédit photo : flikr.com/reob)
Les choses qui encombrent. Les choses qui s’accumulent. Les choses qui manquent. Les choses à conserver. Les choses à jeter. Les choses rangées. Les choses égarées. Les choses qui ne trouvent leur place nulle part. Toutes ces choses qui prennent trop d’importance. Qui n’ont aucune importance. Ce sont des choses à raconter.

L’arrêt du midi a fini par arriver. Tu ne sentais plus ni tes doigts ni tes orteils, tu as eu besoin de toute ta volonté pour marcher jusqu’à la route et t’asseoir sur le capot de ta voiture. Tu faisais des efforts pour ne pas trop claquer des dents, pour ne pas laisser voir aux autres travailleurs que tu étais si peu résistante. Tout de même, il fallait bien que tu arrives à te réchauffer avant de devoir retourner dans le trou de boue. Tu as enlevé tes bottes pour essayer de frotter tes pieds congelés. Un des travailleurs s’est approché avec un air nonchalant, les mains dans les poches. Il t’a regardée faire, il a eu un petit rire amusé et indulgent en pointant tes bottes par terre. Il te fallait une paire de bottes dignes de ce nom, c’était insensé de passer la journée sur le chantier et porter des chaussures à peine bonnes pour se promener en ville. Ce qu’il te fallait, c’était les grosses bottes de travail à semelles épaisses et renforts en acier doublées de feutre, celles qu’on vendait à la coopérative du village.

Tu n’as même pas dit merci. Tu as sauté dans ta voiture, il te restait juste assez de temps pour faire l’aller-retour avant la fin de la pause. Tu es revenue sur le chantier en courant, avec aux pieds une paire de bottes immenses, probablement comparables à celles que portent les explorateurs dans le Grand Nord ou les astronautes sur la Lune. Déjà tu sentais non seulement tes pieds, mais tout ton corps revenir à la vie. Tu as terminé la journée en gambadant d’un bout à l’autre du chantier. Tu étais partout pour aider les charpentiers, le plombier, les poseurs de fondations. Tu étais l’une des leurs. À partir de ce moment, tu n’as plus quitté tes bottes, sur le chantier comme en ville, pour faire tes courses comme pour aller au bar du village. Tu faisais partie de la communauté, et tes bottes étaient parfaites pour cette vie.

Et puis vous avez terminé de construire la maison, le contrat a pris fin, et avec lui ton exil. Il était temps de rentrer chez toi. Machinalement, tu as mis les bottes géantes dans tes bagages. Tu ne t’es même pas demandé si tu devais oui ou non les prendre avec toi, elles faisaient partie de ton quotidien plus que tout ce que tu possédais.

Tu es revenue chez toi, dans ta vie d’avant l’exil. Tu as défait tes quelques bagages. Assise dans le salon de ton appartement devant ta seule boîte, tu as sorti les bottes, et tout de suite ça t’a semblé farfelu. Elles étaient si belles, si imposantes et réconfortantes là-bas, et ici elles étaient complètement incongrues, disproportionnées, presque ridicules. Tu les as quand même rangées dans le placard de l’entrée, assurément elles allaient bien vite trouver leur utilité ici, elles allaient prendre leur place.

Les jours ont passé, les semaines, les mois. Tu n’as jamais porté les bottes. Les regarder te rend un peu nostalgique et tu te sens presque coupable. Non seulement les bottes géantes t’ont sauvée, mais en plus elles ont fait de toi, l’étrangère, une villageoise comme les autres. Et sitôt rentrée, tu les as abandonnées complètement, radicalement.

Tu penses à l’homme que tu as laissé là-bas, qui se languit et te jure de venir te rejoindre dès qu’il le pourra. Il t’appelle tous les jours. Ensemble, vous planifiez vos retrouvailles et la suite. Et puis tu raccroches, tu regardes les bottes géantes, ton cœur se serre malgré toi. Tu aurais dû laisser les bottes là-bas, c’est dans cette vie-là qu’elles avaient un sens, pas ici. Tu ne peux t’empêcher de penser que, peut-être, l’amoureux non plus n’aurait de sens dans ta vie ici.